[PL] Superphénix, le prototype défait: le rêve de l’énergie infinie aux prises avec sa réalisation
Le 26 juin 2025
Claire LE RENARD est chargée de recherches du développement durable (ENPC) au LATTS, Laboratoire Techniques, territoires, sociétés (CNRS – Ecole des Ponts – Université Gustave Eiffel).
Résumé de la présentation :
Depuis les tensions énergétiques des années 2020, une forme imaginée d’abondance énergétique nucléaire a fait son retour dans le débat français, sous les traits d’un réacteur dit « surgénérateur », ou plus exactement réacteur à neutrons rapides. Dans les discours de ses promoteurs, cette technologie permettrait de nous affranchir des problèmes d’approvisionnement en énergie : le « surgénérateur » apporte une forme d’échappatoire technologique à l’idée qu’il nous faut maintenant composer avec des limites environnementales. Le conseil de politique nucléaire du 17 mars 2025 prévoit qu’un programme de travail en vue de son industrialisation soit rédigé rapidement. Cette technologie dite du futur a eu ses moments de gloire par le passé : depuis les années 1950, elle a constitué l’horizon des développements nucléaires. Les promoteurs du « surgénérateur » invisibilisent l’infrastructure en parlant surtout des réacteurs, ceux qui ont été construits lors des tentatives passées d’industrialiser, en France, cette technologie : Rapsodie, Phénix, Superphénix. Ils ont construit un réquisitoire contre le gouvernement de 1997, celui qui a annoncé l’abandon et la fermeture de Superphénix. Pour eux, l’histoire est simple : la technologie était viable, la « politique politicienne » en a décrété la fin de manière arbitraire et imprévisible, il faut réparer cette erreur.
C’est là que commence l'enquête de Claire le Renard. Les études sociales des sciences et techniques nous donnent des clés pour enquêter sur un projet fermé : il apparaît qu’en 1997, tous les supports de Superphénix avaient disparu, et c’est cette déstabilisation qu’il s’agit d’élucider. La mémoire collective des acteurs de ce projet, si puissante aujourd'hui, fait l’objet d’un premier chapitre qui raconte leur attachement à la vision du futur énergétique d’abondance, à la beauté des savoirs-faire techniques, à la communauté qu’ils formaient dans le Sud-Est de la France. La suite de l’ouvrage est consacrée à la constitution de l’édifice par lequel tenait Superphénix, au-delà de ce groupe professionnel : un assemblage de sciences et techniques en train de se faire, d’expertise et savoirs-faire sur l’ingénierie des projets, de débats sur la frontière entre science et industrie, convoquant les sciences physiques, l’économie, et d’autres disciplines à l’appui – ces débats se jouant dans des arènes dont la pluralité et l’ouverture ont évolué au cours des trois décennies de la vie du projet.
Cette histoire est importante, car le récit des années 2020 qui ne cite que les « succès » des premiers prototypes du CEA et des réacteurs russes, indiens et chinois occulte les éléments du débat scientifique, économique et politique qui ont conduit à ce que, dans les pays occidentaux, ces réacteurs tout à fait séduisants et prometteurs aient été abandonnés. Ce n’est pas un gouvernement français, seul contre la tendance mondiale, qui aurait eu le mauvais goût d’arrêter Superphénix en 1997 par une décision hâtive à la suite d’un changement de majorité : c’est un assemblage d’expertises ouvertes, menées en France dans les années 1990, en convoquant des scientifiques du CNRS, des auditeurs de la Cour des Comptes, et des experts associatifs, sans oublier les directions des organismes concernés.